Points clés
1. Le présentisme, la surcharge et l’accélération rétrécissent notre « Maintenant ».
Plus votre perception du Maintenant est étroite, plus votre existence est fragile.
Surcharge informationnelle. À l’ère d’internet, nous sommes sans cesse submergés de données, contraints à un « tri informationnel » permanent. À l’image des médecins de guerre, nous devons porter des jugements impitoyables et instantanés sur ce qui mérite notre attention, écartant souvent tout ce qui n’est pas immédiatement pertinent. Ce filtrage incessant resserre notre concentration sur l’instant présent.
Accélération sociale. Le monde semble s’accélérer sans cesse, créant une impression de « frénésie immobile ». Nous sommes en perpétuel mouvement, nous adaptant à des règles et attentes changeantes (comme dans la conduite « situationnelle » de la vie), tout en nous sentant prisonniers, incapables de faire des choix durables et significatifs. Cette accélération nous enferme davantage dans l’immédiateté.
Perte de profondeur. La combinaison de la surcharge et de l’accélération réduit notre « bande passante temporelle », c’est-à-dire l’étendue de notre présent. Enfermés dans cette « bulle préfabriquée du neuf », nous devenons vulnérables, dépourvus de la « densité personnelle » nécessaire pour résister aux modes éphémères et aux angoisses passagères.
2. Élargissez votre « bande passante temporelle » pour accroître votre densité personnelle.
La densité personnelle est directement proportionnelle à la bande passante temporelle.
Au-delà du présent. Pour échapper à l’angoisse et à la légèreté d’être prisonnier du « Maintenant » immédiat, il faut élargir consciemment notre « bande passante temporelle ». Cela signifie s’engager non seulement dans le présent, mais aussi dans le passé et le futur. Il s’agit d’étirer notre perception du temps dans les deux directions.
Accumuler de la densité. S’investir profondément dans le passé, en particulier, nous aide à accumuler cette « densité personnelle ». Celle-ci ne se limite pas à la connaissance ; c’est une sorte de substance intérieure qui nous ancre, nous rendant moins vulnérables aux caprices du moment et aux pressions de l’accélération sociale. C’est un baume pour les âmes agitées.
Une forme d’auto-assistance. Bien que souvent dédaignée, cette relation au passé constitue une forme essentielle d’auto-assistance. Il ne s’agit pas de rassurances banales, mais de construire résilience et profondeur. En sortant de notre instant transitoire pour entrer dans un « temps plus vaste », nous gagnons la stabilité nécessaire pour porter des jugements réfléchis et résister aux influences extérieures.
3. « Rompre le pain avec les morts » signifie s’engager généreusement avec le passé.
L’art est notre principal moyen de rompre le pain avec les morts.
Communion à table. S’engager avec les personnes du passé, principalement par leurs écrits, revient à partager un repas avec elles. Cette « communion à table » exige une ouverture d’esprit, à l’image des anciens débats sur qui était « assez pur » pour partager un repas. Il faut être prêt à les inviter à s’exprimer, même s’ils sont différents ou dérangeants.
Ils parlent à notre invitation. Contrairement aux contemporains exigeants, les morts ne s’expriment que si nous leur offrons le « sang de notre attention ». Nous avons le pouvoir de les faire taire s’ils nous offensent, mais la véritable opportunité réside dans le choix de ne pas le faire, dans l’usage de notre pouvoir pour leur donner la parole et écouter ce qu’ils ont à dire.
Au-delà de la souillure. Le sentiment moderne d’être « souillé » par les erreurs du passé peut nous pousser à le rejeter entièrement. Pourtant, un engagement généreux consiste à reconnaître les différences et les défauts sans laisser cela empêcher la conversation. Il s’agit de chercher une connexion à travers le temps, même face à des opinions qui paraissent étrangères ou répulsives.
4. La valeur du passé réside dans sa différence, pas seulement dans sa ressemblance.
Je crois que toute augmentation significative de la densité personnelle s’obtient surtout par la rencontre avec la différence.
Plus que l’affinité. Trouver un terrain commun avec des figures historiques est agréable, mais la véritable puissance de l’engagement avec le passé vient de la rencontre avec sa différence. Comme le disait L. P. Hartley, « Le passé est un pays étranger ; là-bas, on fait les choses autrement. » Cette altérité n’est pas un obstacle, mais une opportunité de croissance.
Faire face à l’altérité. Lire des livres anciens est une éducation à la confrontation avec l’altérité. C’est une manière relativement peu menaçante de s’exercer à dialoguer avec des perspectives fondamentalement différentes des nôtres. Cette pratique est précieuse pour naviguer dans les différences de notre monde actuel.
Discrimination partiellement achevée. Simone Weil suggérait que le passé offre une « discrimination partiellement achevée ». Parce que nous sommes moins investis émotionnellement dans les événements passés, nous pouvons prendre du recul et les voir plus clairement, discernant « l’éternel » (ce qui importe toujours) à travers le filtre du temps. Cette distance nous permet de puiser dans des figures comme l’empereur Aurangzeb, malgré d’immenses différences.
5. Affronter les défauts des figures historiques exige un jugement nuancé.
Nous avons tendance à ne considérer que les éléments qui reflètent les préoccupations dominantes de notre époque, alors qu’ils ne sont pas les seules préoccupations pertinentes pour le jugement humain.
Reconnaître les vices. S’engager avec le passé signifie affronter les défauts des figures et textes historiques – le racisme de Hume, le sexisme d’Aristote, l’antisémitisme de Wharton. Il ne faut pas ignorer ni minimiser ces vices ; ils étaient erronés.
Au-delà de la sélection négative. Cependant, appliquer uniquement une « sélection négative » (rejeter des figures à cause de leurs défauts) réduit drastiquement le nombre de ceux dont nous sommes prêts à apprendre. Cette approche, nourrie par le tri informationnel, simplifie le jugement mais nous prive de sagesse. Il faut considérer la « personne entière », reconnaissant ses vertus autant que ses vices.
L’incohérence est humaine. Des figures comme les Pères fondateurs américains ou John Milton portaient des idéaux nobles tout en soutenant ou tolérant des pratiques que nous trouvons abominables. Ils ont ouvert des portes qu’ils n’ont pas pleinement franchies. Reconnaître cette incohérence omniprésente dans la nature humaine – y compris la nôtre – favorise l’humilité et la « capacité à porter des jugements moraux proportionnés ».
6. Évitez de sanitiser le passé ou de ne chercher que la concordance.
Nous avons sûrement perdu quelque chose d’essentiel lorsque nous avons perdu le pouvoir d’être surpris, voire offensés, par les voix du passé.
Le danger de la sanitisation. Certaines approches du passé le sanitizent, remodelant figures ou textes pour les adapter aux sensibilités modernes. Cela se voit dans des interprétations qui ignorent les aspects patriarcaux de La Mégère apprivoisée ou qui sélectionnent à la carte la philosophie stoïcienne pour confirmer des vues préexistantes (comme les « Stoïciens de la pilule rouge »). Cela nie l’altérité authentique du passé.
Le théâtre de la concordance. Lire ou s’engager avec le passé uniquement pour confirmer nos croyances actuelles crée un « théâtre de la concordance ». C’est confortable, mais cela n’offre aucun véritable défi ni croissance. Si les vieux livres ne font que réaffirmer ce que nous pensons déjà, pourquoi les lire ?
Accueillir la surprise. La force du passé réside souvent dans sa capacité à « surprendre, voire offenser ». Cette dissonance nous oblige à affronter d’autres manières de penser et d’être. Si nous n’acceptons pas les vues offensantes, perdre la capacité d’être défié par elles signifie perdre une occasion vitale d’éclaircissement et d’augmentation de notre densité personnelle.
7. Cherchez des « noyaux authentiques » par la lutte, pas seulement par l’accord.
Votre auteur classique est celui envers qui vous ne pouvez rester indifférent, qui vous aide à vous définir en relation avec lui, même en désaccord.
Au-delà de l’impuissance. Face à des textes incarnant des idéologies problématiques (comme le patriarcat), il n’est pas nécessaire de devenir « impuissant » (adopter le point de vue du texte) ou de le rejeter purement et simplement. On peut lire « en double », reconnaissant les défauts tout en cherchant un « moment utopique » ou un « noyau authentique » — quelque chose de profondément humain qui résonne.
La pensée généreuse. Cette approche demande une « pensée généreuse » — une disposition à accorder de l’attention au-delà de ce qui semble mérité, animée par l’espoir qu’en découlera quelque chose de bon. Ce n’est pas une admiration aveugle, mais une volonté d’engagement profond, même avec un matériau difficile.
Lutte pour la bénédiction. Comme Jacob luttant au Jabbok, s’engager avec le passé est souvent une lutte. On argumente, dispute, résiste. Mais cette lutte n’a pas pour but de vaincre le passé, mais d’en tirer quelque chose de précieux — une « bénédiction ». Cet engagement actif et exigeant est essentiel pour une connexion et une croissance authentiques.
8. Les rencontres avec la ressemblance et la différence du passé offrent des éclairages uniques.
Le fait qu’il ne fût pas comme nous — qu’il parlât d’un monde dont les contours différaient tellement du nôtre — rendait ses paroles d’autant plus faciles à recevoir.
À la fois ressemblance et différence. La puissance de l’engagement avec le passé vient de la rencontre à la fois de ce qui nous ressemble et de ce qui est profondément différent. Frederick Douglass a trouvé un écho dans un dialogue sur l’esclavage et dans un discours sur l’émancipation catholique. Peter Abrahams a été touché par des écrivains de la Renaissance de Harlem et par des poètes anglais morts.
Refuge et révélation. Pour des individus confrontés à des circonstances oppressives, comme Shamyla trouvant refuge dans Les Quatre Filles du docteur March à Peshawar, les vieux livres peuvent offrir un refuge dans leur différence. Mais ils peuvent aussi révéler des ressemblances inattendues, montrant des contraintes ou expériences humaines partagées à travers de vastes écarts de temps et de culture.
Tension crépitante. Cette expérience simultanée de connexion et d’aliénation crée une tension « crépitante ». Elle remet en question nos certitudes, révèle les limites de notre compréhension et éclaire l’immense diversité de l’expérience humaine. Cet engagement dynamique est bien plus enrichissant que la recherche exclusive de ce qui est familier ou confortable.
9. La bande passante temporelle favorise l’action signifiante et les promesses d’avenir.
En augmentant notre densité personnelle, nous augmentons aussi notre pouvoir de faire de véritables promesses...
Au-delà du provisoire. Être ancré dans le présent rend notre langage et nos actions « simplement provisoires », dictés par des désirs passagers et des pressions extérieures. Nous devenons comme les « Projecteurs » de Swift, focalisés sur un avenir abstrait dépourvu de personnes réelles.
Assumer ses paroles. Accroître notre densité personnelle par la bande passante temporelle nous permet de « tenir parole », de parler et d’agir depuis un lieu de substance. Cela nous donne la capacité de passer du simple « projet » à la véritable « promesse » — nous engageant envers l’avenir d’autrui.
Une généalogie de l’amour. En nous engageant généreusement avec le passé, en reconnaissant ses complexités et notre parenté avec ceux qui nous ont précédés, nous cultivons la capacité d’aimer. Cet amour s’étend non seulement vers le passé, mais aussi vers l’avenir, nous permettant de faire des promesses significatives aux générations futures et de servir de maillons dans une chaîne vivante, leur laissant une « terre propre à cultiver ».
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Avis
Partager le pain avec les morts invite à redécouvrir les ouvrages anciens afin de cultiver une « densité personnelle » et d’élargir notre « bande passante temporelle », en réponse à la surcharge informationnelle contemporaine. Jacobs soutient qu’il est essentiel de dialoguer avec les auteurs du passé, y compris ceux dont les idées peuvent sembler problématiques, pour acquérir recul et sérénité. De nombreux lecteurs ont trouvé ce livre éclairant et pertinent, saluant l’approche nuancée de l’auteur face à des sujets délicats. Certains ont émis des réserves sur certains arguments ou sur le style d’écriture. Dans l’ensemble, les critiques ont apprécié cette invitation à s’engager avec la littérature de différentes époques, y voyant un remède contre le présentisme et la culture de l’annulation.